30 sept Christelle Lheureux クリステル・ルロー
Christelle Lheureux est née en 1972. Après des études d’arts plastiques à Amiens et Paris 8, elle intègre les Beaux-arts de Grenoble puis Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains.
Artiste et cinéaste, elle a présenté ses vidéos et installations dans de nombreuses expositions internationales notamment au Grand Palais et au Palais de Tokyo à Paris, au MAMCO à Genève, au Castello di Rivoli en Italie, à Hiroshima Art Document au Japon… Ses œuvres sont présentes dans plusieurs collections dont celle du Centre national des arts plastiques et du Centre Pompidou.
Christelle Lheureux a séjourné à la Villa Kujoyama de juin à décembre 2003. Son projet, intitulé L’Expérience préhistorique, est un remake des Sœurs de Gion, premier film parlant de Kenji Mizoguchi. Dans la première version de ce travail, le film de l’artiste est accompagné par la voix d’une benshi, Midori Sawato, chargée de doubler les acteurs et de commenter les images comme à l’époque du cinéma muet.
L’Expérience préhistorique a connu deux versions au Japon. Par la suite, Christelle Lheureux a réalisé d’autres interprétations de ce travail en confiant à différents auteurs le commentaire des images et les dialogues. Une douzaine de versions de L’Expérience préhistorique existent à ce jour, dont huit ont été présentées au Centre Pompidou en 2007 et au festival d’Avignon en 2009.
Lors de son séjour, Christelle Lheureux a aussi collaboré avec l’architecte Philippe Rahm, résident à la même période. Ils ont réalisé une l’installation vidéo intitulée Des après-midi différés.
Entretien avec Christelle Lheureux
Quelle était votre connaissance de la culture japonaise, et en particulier du cinéma japonais, en arrivant à Kyoto en 2003 ? Connaissiez-vous déjà la pratique des benshis ?
Je n’étais jamais allée au Japon, mais je suivais le cinéma contemporain et historique (Suwa, Kawase, Kore-Eda…). Je connaissais les benshis et m’intéressais à ce moment historique de bascule du cinéma muet au parlant. Le projet est né du désir de confronter le premier film parlant de Mizoguchi tourné dans le Kyoto des années 30 (Les Sœurs de Gion) avec la ville contemporaine que j’allais découvrir.
J’ai préparé ce projet en contactant avant mon arrivée Midori Sawato, benshi spécialiste des films muets de Mizoguchi et en prenant des cours de japonais pour être à peu près autonome. Cela m’a bien servie : j’ai casté des jeunes gens dans les bars et dans la rue et cherché des lieux de tournage un peu au hasard.
Comment avez-vous conçu votre projet autour du film de Mizoguchi et comment avez-vous décidé de revenir à cette pratique du cinéma muet japonais pour L’Expérience préhistorique ?
Cette période de bascule du cinéma muet au parlant me fascinait parce que souvent, la relation entre le son et les images était un peu redondante. On pouvait presque regarder seulement les images ou écouter seulement le son pour suivre l’histoire. J’ai découvert Les Sœurs de Gion avant mon départ. J’ai opté pour conserver la bande-son et j’ai remis en scène des jeunes gens de Kyoto pour faire une nouvelle bande-image de la même durée. Lorsque par exemple deux personnages se parlaient dans le film de Mizoguchi, deux personnages à l’image se regardaient. Le découpage des scènes étant fidèle à la bande-son, j’ai découvert une sorte de grammaire primaire étrange du cinéma structurée par une histoire déjà existante. C’était fascinant. La bande-son et l’histoire des années 30 hantaient littéralement ces jeunes gens que j’avais mis en scène, elles les animaient et les mettaient en relation les uns avec les autres. Pendant cette période, je suis aussi allée à Tokyo pour rencontrer Midori Sawato et la voir parler sur un vieux film japonais.
Une fois le tournage et le montage terminé, j’ai obtenu ce qu’on pourrait appeler la version 1.0 du projet : mon film muet avec la bande-son des Sœurs de Gion.
Ensuite, j’ai regardé le film sans la bande-son. J’ai alors découvert des personnages muets qui se regardaient, changeaient de décors, sans histoire, sans dialogues. Ils étaient comme suspendus, en attente d’un récit qui pourrait les relier les uns aux autres. J’ai envoyé cette version muette à Midori Sawato pour qu’elle imagine une autre toute histoire, en lui demandant juste de conserver les prénoms d’origine. Elle n’avait plus qu’à animer ces personnages avec sa parole et son récit, les faire dialoguer ensemble sous un jour nouveau.
Nous avons alors fait une performance à l’Institut français de Kyoto, pendant laquelle j’ai enregistré sa voix pour ensuite coller cette nouvelle bande-son sur les images, afin de garder une trace de cette version 1.1.
Je pensais que le projet s’arrêterait là, mais quand je suis rentrée en France, on m’a vite proposé de faire une nouvelle version. J’ai choisi un auteur français, Christophe Fait, qui a raconté une toute autre histoire sur le film, en conservant toujours les mêmes prénoms. C’est ainsi que ce projet, L’Expérience préhistorique, est devenu une sorte de péplum se dépliant à la fois sous la forme de performances mais aussi d’installations vidéos à écrans multiples. Je n’y avais pas pensé au départ, mais effectivement, le plus intéressant était de multiplier les récits sur un film toujours identique, et de comparer les histoires entre elles. J’ai fait une douzaine de versions, dans autant de pays différents, avec des auteurs de littérature, théâtre, série télévisée… jouant avec les différences de langue, de culture et d’interprétation des images. Après le festival d’Avignon en 2009, et une projection avec les multiples versions à Beaubourg, j’ai un peu mis de côté ce projet. Mais on m’a récemment proposé de faire une nouvelle version à Bruxelles.
Vous avez collaboré avec des artistes japonais et français lors de votre séjour à la Villa Kujoyama, notamment avec Philippe Rahm. Comment se sont nouées ces rencontres et vers quoi vous ont menée ces échanges ?
Philippe Rahm, je le connaissais à peine avant d’être sa voisine à la Villa. Nous avons développé le projet Des après-midi différés pour une exposition à Kyoto pendant notre résidence. Il s’agissait de filmer les lumières et les ciels dans les films français qu’on pouvait trouver dans les vidéothèques de Kyoto. L’idée était d’insister sur le décalage temporel et lumineux des décors des films français avec ceux des films japonais. J’avais réalisé un film de plusieurs heures sans autre narration qu’une temporalité reconstituée à partir des lumières de l’après-midi à la nuit trouvés dans les films choisis. Un film comme expérience potentielle de jet-lag temporel, les lumières de ces films français datant de plusieurs années voir plusieurs décennies.
En 2005, j’ai repris ce principe pour une exposition monographique de Philippe au Centre Culturel Suisse à Paris, en refilmant les ciels des cinq premiers films français tournés à Paris en couleur en 1955.
Ce séjour à la Villa nous a permis de nouer un contact amical qui perdure. De même avec Nadia Lauro, scénographe de spectacle vivant. C’est grâce à notre rencontre que j’ai eu l’idée de réaliser quelques années plus tard un documentaire expérimental au Portugal sur le travail chorégraphique de Vera Mantero, avec qui Nadia travaillait régulièrement. Puis il y a eu la captation d’un spectacle à Beaubourg.
J’ai toujours fait des rencontres fortes au sein des résidences, mais au-delà des multiples rencontres que j’ai pu faire avec des Japonais grâce à L’Expérience préhistorique, ce qui est le plus riche, c’est d’échanger et de partager des expériences avec des milieux artistiques différents.
Quels liens entretenez-vous avec le Japon aujourd’hui ?
J’y suis retournée en 2005 à l’occasion d’une exposition : j’ai réalisé un film sur place avec un des comédiens de L’Expérience préhistorique. Depuis, je me languis de pouvoir y retourner ! Cette résidence à la Villa Kujoyama m’a profondément marquée, intimement, artistiquement et culturellement. Je continue de suivre assidûment le cinéma japonais contemporain !