07 avr Séminaire – La construction de nouveaux savoirs セミナー 知を創造するとき

  • SEMINAIRE_DEF2-page-001

Organisé en partenariat avec l’Université de Kyoto, et la collaboration de l’École nationale supérieure d’art de Paris-Cergy, ce séminaire propose d’interroger le croisement des pratiques entre arts et sciences dans une perspective de production de nouveaux savoirs.

Programme

Vendredi 14 avril

14:00 – Ouverture du séminaire par Hideo Saji, Directeur délégué pour la recherche de l’Université de Kyoto et Directeur du Bureau de la Recherche de l’Université de Kyoto

14:20 – Table ronde Intelligence collective – La construction de nouveaux savoirs
Olivier Philipponneau, Raphaële Enjary, Angela Detanico, Rafael Lain (Villa Kujoyama), Takeshi Ise, Teeranee Techasrivichien, Hirohide Kobayashi (Université de Kyoto)
Modération : Ken Daimaru (EHESS)

17:00 – Artist Talk : Jean Rault

Samedi 15 avril

10:30 – Ouverture du séminaire par Pierre Colliot, Directeur de l’Institut français du Japon

11:00 – Hiromu Shimizu (Université de Kyoto) 
L’oeuvre de Kidlat Tahimik : critique de la société moderne par un artiste glocal

11:45 – Corinne Le Neun et Donatien Aubert (ENSA Paris-Cergy)
Engager un dialogue entre art et sciences

12:30 – Discussion

13:00 – Déjeuner

14:00 – Yasuhiko Sugimura (Université de Kyoto)
Localiser la philosophie – autour de la philosophie de l’École de Kyoto

14:45 – Takahiro Yagi (Kaikado) et Shuji Nakagawa (Nakagawa Mokkogei)
Savoirs implicites et artisanat

15:30 – Discussion

16:00 – Artist Talk : Emilie Pedron, Eiji Uematsu, Takeshi Shimizu, Shiro Shimizu, Yûsuke Matsubayashi, Tani Q  

 

Intelligence collective
Villa Kujoyama – Kyoto University

Introduction

En juillet 2017, la Villa Kujoyama and Kyoto University Research Administration Office (KURA) se rencontrent. Ils partagent alors leur envie commune de créer des points de connexion entre artistes et chercheurs, et d’interroger comment ces derniers identifient leurs différences et similarités. L’initiative permettrait d’approfondir leurs connaissances mutuelles et d’éventuellement collaborer.

Une première rencontre a lieu en octobre 2016. Les participants y abordent la question de la globalisation, l’universalité et de la transmission des savoirs.

Trois rencontres, avec un même groupe d’artistes et de chercheurs, sont ensuite organisées sur une durée de 4 mois.

Partie 1 : Regarder autrement, regarder autrefois
Mardi 31 janvier 2017

Que peut apporter le croisement des pratiques entre artistes et chercheurs ? Peut-on imaginer produire de nouveaux savoirs par des échanges d’expérience entre des champs a priori incompatibles, tout du moins éloignés ? Analyser ses propres pratiques peut-il, par déplacement, apporter des éléments dans un autre domaine et générer une « intelligence collective » ?

Par extension, l’enrichissement par la rencontre induit les notions plus vastes de l’universalisme et du multiculturalisme. En quoi les croisements entre cultures permettent, eux aussi, un apport dans les connaissances ?

Cette rencontre est fondée sur la complémentarité des deux structures que sont d’une part l’Université de Kyoto, lieu de recherche et d’enseignement, et d’autre part la Villa Kujoyama, programme de résidence d’artistes.

Les participants étaient amenés à s’interroger sur les liens entre nouvelles connaissances, nouvelles pratiques, et à préciser sous quelles formes interviennent, pour eux, le multiculturalisme et l’universalisme.

Nouvelles connaissances, nouvelles pratiques : une nécessité permanente ?

Pour Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau, il y a un avant et un après leur diplôme de fin d’études. Leur apprentissage, surtout basé sur l’acquisition de techniques traditionnelles (photographie, imprimerie, etc.), leur a offert un savoir suffisamment solide et complet pour travailler majoritairement depuis 10 ans à partir de ces compétences.

Selon Teeranee Techasrivichien, on ne peut pas suivre le même modèle dans le monde des sciences. Il y a une prise en compte au quotidien des nouvelles connaissances et pratiques, car les sciences demandent une attention permanente et donc une acquisition permanente.

Le processus de travail d’un chercheur est alors au centre de la discussion.

– Comment prend-on conscience que l’on est face à de nouvelles connaissances ? Est-ce soi-même ou est-ce quelqu’un d’extérieur qui le pointe ?
– C’est quelqu’un d’autre.

Face à une problématique, face à une question, comment le scientifique apporte-t-il des réponses ? Sur quelle temporalité fait-il évoluer ses connaissances ? Dans le cas de Takeshi Ise, par exemple, comment répond-on à la question « Pourquoi les forêts produisent de l’émotion ? ». Ce n’est pas lui-même qui va fournir cette réponse car toute découverte doit être validée, acceptée par la communauté scientifique : il faut de l’objectivité. Son travail consiste en l’enregistrement de données sur le terrain, pour ensuite, en laboratoire, établir des correspondances entre les émotions ressenties (qu’elles soient négatives ou positives : joie, peur, etc.) et les événements advenus sur place. Puis il revient sur le terrain pour compléter les données, et ainsi de suite. Terrain et laboratoire sont donc liés dans un aller-retour permanent, les nouvelles connaissances acquises et produites s’interpénètrent et se complètent.

Selon Teeranee Techasrivichien, une bonne gestion du temps dans le processus de recherche est liée à la qualité de la relation mise en place avec l’échantillon de personnes pour collecter les données. L’attention permanente se porte donc aussi sur l’interaction avec eux.

Temporalité des pratiques artistiques et scientifiques

Cette question de la temporalité introduit alors la question de la finalité de la recherche artistique ou scientifique : trouver, produire.

Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau, malgré un usage prédominant de techniques maîtrisées, restent ouverts à l’évolution du métier et aux influences. Ainsi, leur résidence au Japon a pour objet l’apprentissage de techniques japonaises traditionnelles : nouveaux outils, nouveaux mouvements, nouveaux usages pour obtenir de nouveaux effets graphiques. Cet apport est un besoin déterminant pour une finalité définie depuis le début : la création d’un livre.

À l’inverse, si la nouveauté est la finalité… comment le sentiment de nouveauté apparait-il chez l’artiste ?

Comment décrire votre travail ? Qu’est-ce qui amène certaines pièces à proposer une nouvelle présence ? Quand y a-t-il de l’invention dans l’art, pour vous ?

Lorsqu’on les interroge la prise de conscience d’avoir produit quelque chose d’original, Rafael Lain et Angela Detanico préfèrent revenir sur le processus, en particulier sur le fait que le duo impose d’avoir une méthode et donc de définir des objectifs, comme en science.

La comparaison entre leur approche du travail et la recherche scientifique les amène alors à interroger la question du hasard, de l’accident dans la création de nouvelles connaissances. Le plus intéressant vient souvent d’une erreur, expliquent-ils, d’un malentendu, de quiproquos entre eux. Mais, ce qui s’impose, c’est l’absence de résultat visible, plutôt que l’obtention d’un résultat, sur une période parfois très longue allant jusqu’à plusieurs années. Cependant, concluent-ils, si quelque chose ne marche pas, ce n’est pas grave, cela conserve un sens, cela n’est pas négatif.

En sciences, explique Teeranee Techasrivichien, les méthodes doivent être systématiques, c’est à dire reproductibles : une recherche doit pouvoir être répliquée, une autre équipe aboutissant au même résultat par la même expérience. Ainsi, la visibilité de la nouvelle connaissance est liée à sa reproductibilité. Celle-ci, au-delà de la nouveauté, serait l’objectif même de la recherche scientifique ?

Sur cette question de la finalité, peut-on alors distinguer arts et sciences ? Les participants interrogent l’idée que la recherche artistique avancerait sans un but précis, tandis que la recherche scientifique fixe une hypothèse de départ qui donne une finalité à la recherche. Les différences entre sciences dures et sciences appliquées sont également sujet à questionnement : dans les unes on vérifierait l’hypothèse de départ et dans les autres il n’y aurait pas d’hypothèse pré-établie. Or, l’exemple du laser, rappelle Rafael Lain, découvert dans les années 1950 mais dont on ignorait l’usage potentiel, contredit cette idée. Cela nous ramène cependant à la notion de hasard et d’accident, relevée précédemment. Dans ce croisement entre arts et sciences, face aux interrogations et aux visions tendancielles, on pointe en tout cas le risque de vouloir fournir une réponse précise.

Nouvelles connaissances : regarder autrement, regarder autrefois

Cette recherche d’une éventuelle distinction entre ces champs fait intervenir Angela Detanico, autrefois chercheuse en linguistique et sémiologie. Elle explique être devenue artiste car elle avait le sentiment que l’art produit une nouvelle vision sur les choses, plutôt qu’il n’en produit de nouvelles. On est dans l’entre-deux, pas seulement dans l’objet mais aussi dans le regard sur l’objet, et l’art doit servir à développer ces nouveaux regards. Ce domaine lui a donné l’excuse, et la possibilité, d’utiliser sa curiosité.

Regarder autrement ? Teeranee Techasrivichien prend alors l’exemple de la recherche sur les médicaments. Celle-ci n’est pas uniquement basée sur la recherche de nouveaux produits : on prend aussi en compte l’effet des associations de composants. En étudiant l’effet d’assemblages non expérimentés, la découverte est ainsi infinie, sans pour autant partir à proprement parler de quelque chose de nouveau.

Le parallèle avec l’histoire de l’art du 20e siècle et les pratiques artistiques contemporaines est soudain relevé : on ne produit pas de nouvelles choses, mais de nouvelles interactions.

Pour Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau, justement, les influences visuelles sont importantes. Elles proviennent beaucoup de l’art ethnographique (les dessins inuits ou les motifs japonais de l’époque Heian) et se marient aisément avec leurs illustrations. Ils considèrent alors que ces formes, par leur simplicité, sont universelles est fonctionnent comme une langue commune qui permet de communiquer. On notera donc que l’universalisme nait de leur recherche.

Hirohide Kobayashi prend alors l’exemple du Vietnam et de la connaissance qu’ont les habitants d’un village sur les plantes : celles qu’on peut manger, mais également celles qui soignent. Ces connaissances vernaculaires, transmises de génération en génération, sont récupérées par l’industrie pour la recherche.

Il fait ensuite le parallèle avec son travail d’architecte. Être chercheur, c’est regarder en arrière pour trouver des connaissances oubliées, perdues, car toutes ces connaissances sont d’une incroyable richesse. Ainsi, lorsqu’il a développé un projet de serres pour l’agriculture dans un village, le projet s’est construit autant à partir des savoirs traditionnels que d’après ce qu’on apporté les chercheurs. Il se nourrit de savoirs locaux et ancestraux pour créer de nouvelles choses.

Cela rejoint à nouveau l’histoire de l’art, quand les artistes ont pris conscience que de nouvelles représentations naissaient d’assemblages et rapprochements autant que de techniques nouvelles. On a alors accepté que la création n’était pas nécessairement la production de nouveautés, mais un regard vers autre chose : « New is made of other things ».

Selon Hirohide Kobayashi, la base du travail c’est de trouver un point d’équilibre entre ce qui a changé (un nouveau style, de nouvelles conditions économiques, etc.) et les connaissances anciennes et extérieures. Il clôt cet échange par une ouverture optimiste pour son pays : le Japon qui voit sa population vieillir et diminuer, peut redynamiser les zones rurales par une mixité avec des artistes, en particulier étrangers :

On ne peut pas savoir, en amont, ce qui ce qui se passera dans la rencontre. Mais ils ont cet esprit à même de pouvoir reformuler l’existant.

Conclusion

Cette première rencontre, croisant des chemins et des pratiques, a offert un bouillonnement de questions et un échantillon d’exemples précis. Elle a aussi permis de bousculer certaines idées reçues. Soudain, l’artiste ou le scientifique se retrouve à interroger son propre univers, qu’il croit maîtriser.

Ces échanges ont mis en avant l’importance du processus, effaçant presque la nécessité d’un résultat, et la particularité des temporalités où se dégage un verbe, reproduire. Reproduire des motifs traditionnels, des connaissances ancestrales… mais également des méthodes scientifiques.

On en viendrait alors à s’interroger : l’art, puisque reproductible, est-il une science ?

 

Partie 2 : Sur les sentiers débattus
Mercredi 1er mars 2017

De la rencontre du 31 janvier s’était dessinée l’envie de se retrouver en forêt, là où travaille Takeshi Ise. Le choix de se retrouver ailleurs, pour poursuivre les échanges, s’est finalement porté sur Ohara, lieu qui lui est cher. On marcherait, on penserait, on s’arrêterait, on verrait ce que cette expérience différente produit comme réflexions. Et l’on viendrait avec les enfants.

L’intelligence collective, portée par l’idée de se détacher de l’entre-soi, peut-elle être nourrie en se détachant aussi d’un lieu ? À l’heure d’Internet et des technologies qui facilitent les échanges, que produit une rencontre ailleurs, investissant un espace extérieur ?

Attendre, s’éloigner

Alors que l’on attend le bus, et que derrière nous coule la rivière, ce monde extérieur, à l’opposé d’une salle de réunion, entraîne immédiatement la question de la vie au Japon. Mais du lifestyle kyotoïte on passe vite au workstyle : comment arriver à travailler dans le monde professionnel moderne, sans avoir un « temps à soi », comme si le temps était possédé par les autres, les e-mails reçus et par les rapports à fournir.

Pour Hirohide Kobayashi, qui travaille en équipe, le travail d’artistes en duo de Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau est un objet de curiosité. Il avoue imaginer, dit-il en riant car conscient d’une certaine caricature, qu’un artiste se disant occupé est dans son studio, fumant des cigarettes en réfléchissant et contemplant le tableau qu’il est en train de peindre, et se levant de temps en temps pour y ajouter quelques traits. A cette image d’Epinal, les illustrateurs répondent que sortir du studio est nécessaire pour trouver l’inspiration. Le temps à soi dont rêve le chercheur, c’est alors un temps à « autre chose » pour l’artiste. Dans le duo, c’est surtout la formulation des idées qui est un point sensible, rejoignant la notion de quiproquo évoquée par Angela Detanico lors de la première rencontre.

La circulation des voitures, devant nous, n’empêche nullement cet échange de professionnel à professionnel. Une réunion de travail trop formelle empêcherait peut-être d’exprimer ce que l’on ressent, mais la simplicité du moment peut libérer la parole. D’ailleurs voici le bus, on y monte et on glisse vers montagne et campagne.

Une fois à Ohara, tandis que l’on marche, l’esprit navigue entre ce qui nous entoure et ce que l’on pourrait dire : contemplations, réflexions. Les éléments alentours, sonores, visuels, remplissent les intervalles, les silences tandis que dans une salle de réunion, ils seraient considérés comme perturbateurs. Ici, au-delà de leur fonction phatique, ils peuvent favoriser la réflexion qui naitrait d’un détachement, l’idée qui nait d’une surprise… Ainsi ces enfants qui chantent dans l’école au loin et que tout le monde écoute, ou un dessin sur une façade photographié par Olivier.

Le souffle un peu saccadé en raison de la pente, Angela Detanico évoque alors une « belle théorie » de son ancienne vie de linguiste, qu’elle relie à l’intelligence collective :

Je pensais à la théorie de la polyphonie, qui dit qu’on ne parle jamais à partir de rien : il y a polyphonie car il y a toujours plusieurs voix dans ta propre voix. Tu portes toujours en toi les voix des gens qui ont dit des choses équivalentes. Ainsi on considère que l’on dit des choses nouvelles et originales, mais même dans ces cas-là, c’est appuyé par quelque chose que l’on a derrière soi.

Et puis la connaissance partagée, c’est une vraie leçon de générosité, d’humilité. Tu fais partie d’un flux, c’est un peu comme l’eau qui passe dans la rivière, là, en contrebas. Et même si tu dis « moi », c’est un moi dilué dans le moi des autres. On existe toujours en fonction des autres.

La conversation glisse alors vers autre chose et puis s’interrompt devant des plaquettes en bois où sont inscrits des noms : intelligence de la reforestation collective ?

Laisser les idées s’écouler

_kyodai-DSC_7449-2
_kyodai-DSC_7454 _kyodai-DSC_7435-2

Arrivés à la cascade dont la légende est liée au silence, les voix se taisent petit à petit. Certains s’assoient sur des pierres, d’autres restent debout : impression légère d’une espèce de mise en scène cinématographique, le silence rompu par le bruit de l’eau et les enfants des artistes qui s’amusent. La temporalité particulière de cette rencontre, avec le temps de déplacement et de rêverie se mélangeant au temps de l’échange, amène à aborder la question du rythme d’une journée, avec l’exemple d’un étudiant qui résidait à Ohara et y cultivait des légumes dans le cadre de ses études sur l’agriculture organique. Celui-ci s’enthousiasmait pour le rythme différent qu’il avait découvert, et la fluidité dans la journée, qui n’était plus tronçonnée par le petit boulot à la supérette et le transport. Cette façon de traverser la journée nous relie à l’intelligence collective qui permet de traverser des expériences et donc d’appréhender autrement le travail. Accumuler la connaissance ne crée pas forcément de la nouvelle connaissance. Mais vouloir un autre rythme pour vivre ses journées, c’est vouloir connecter des éléments différemment et créer quelque chose de nouveau. Pour cela, il faut souvent aller sur le côté et prendre un autre angle.

Raphaële Enjary compare alors Paris, où « tout va trop vite », au Japon où le rythme de la résidence, pour elle, est agréablement différent. Un consensus très fort s’impose dans le groupe sur ce point : si le temps va trop vite, on a l’impression de perdre une partie de notre vie, on n’a plus la sensation de ce qui nous appartient.

Le but de cette marche, c’est de nous laisser le temps de prendre conscience de ce que l’on possède.

Cela soulève alors la question de l’universalité, car ce type d’expérience n’est pas liée à une langue ou à une science, mais elle dépend de la manière qu’ont les gens de se comporter et de réfléchir, en laissant leur esprit en dehors des rails.

Se déconnecter

Que se soit pour les chercheurs ou les artistes, la question de la gestion du temps est donc au centre. Pour Hirohide Kobayashi, le travail en dehors de l’Université, lors des recherches à l’étranger, lui permet de retrouver son propre temps, celui qui n’est pas imposé : « C’est nécessaire pour mon équilibre mental. »

On s’étonne de ceux qui produisent en permanence, comme s’ils ne respiraient jamais… voire comme s’ils n’avaient pas besoin de respirer. Chacun s’accorde sur le fait qu’il faut du temps, des moments en apparence vides, pour réfléchir au travail et au processus, et laisser l’esprit divaguer. Mais comment ne rien faire sans se sentir coupable ou ressentir la pression extérieure ?

Angela Detanico estime qu’il est facile de produire chaque jour, avec le risque de se satisfaire de ce qu’on a produit alors que cela peut n’avoir ni importance, ni sens. Cette idée de surproduction inutile provient de notre suractivité, d’où la nécessité de s’extraire de ce rythme.

En fait, je suis obligée de me déconnecter à cause des enfants. On les emmène dehors et alors, parfois, pendant qu’on est avec eux, il y a cette idée qui vient, cela peut durer trente secondes mais voilà, ça a donné un sens à la journée.

La venue des enfants dans cette journée prend par ses mots un tout autre sens : la déconnexion passe par leur présence, par la place qu’ils occupent dans le couple d’artistes. Ils sont, en cette journée, la personnification de la déconnexion nécessaire.

Soudain trois femmes viennent voir la cascade. On pourrait les observer et donc perdre le cours de la conversation, elles pourraient même intervenir, sans que l’on en tienne rigueur comme on l’aurait fait dans un espace de travail clos et formel. Mais ici, on englobe l’espace, les sons, les passants, dans le processus de réflexion : la déconnexion passe aussi par les éléments extérieurs.

Attendre l’inattendu

Mais, dans cette temporalité, trop souvent subie, comment les idées apparaissent-elles ? Il peut arriver pour un artiste qu’une nouvelle idée apparaisse d’abord brièvement, noyée au milieu d’autres sans avoir l’air intéressante et puis revienne : l’idée a eu besoin de temps pour s’imposer comme sujet.

Hiroide Kobayashi insiste alors sur ce temps nécessaire à l’idée : Pour n’importe quel projet, je réfléchis, réfléchis, réfléchis, c’est difficile, mais l’idée claire arrive ensuite. Il considère alors que ce type de rencontre est d’une grande aide, car elle permet de se nourrir des points de vue des autres. Surtout, dans ce cas, il n’y a pas d’attente, on ne sait pas si ça a un sens, on ne sait pas se qui peut se produire. Et c’est ainsi que l’idée originale peut surgir.

J’apprécie être ici, avec tout le monde, et réfléchir. Ici, on n’a pas de but, on cherche le but. Ce qui compte c’est le processus, porté par le fait d’avoir marché…

Il s’agit donc d’attendre… ou plutôt de ne rien attendre. En cela, la science se rapproche donc de la création de nouvelles connaissances ou de nouvelles formes : soudain quelque chose d’inattendu se produit. Artistes et scientifiques sont liés par une pratique quotidienne rompue parfois par la sensation de la nouveauté ou par une direction inattendue ayant apporté quelque chose d’inédit.

Or, admettre cela, c’est admettre qu’il y a des éléments qu’on ne contrôle pas. « Travailler dur ne suffit pas : il faut du lâcher-prise », estime Angela justement interrompue par son fils Gil qui rapporte un caillou en forme de train : « On étudie les pierres à la maison. », dit-elle en souriant. Mais le froid et l’humidité s’imposent ; on quitte la cascade.

Poursuivre, insister

Dans les ruelles, on interroge la gestion du temps lorsque l’on est indépendant : il faut garder un peu de liberté en s’astreignant à un rythme « classique » qui laisse les fins de semaine libres.

Les Grecs disent « rien de trop » (Μηδὲν ἄγαν, Mêdèn agan) : il faut essayer de trouver un milieu, même si on est très haut ou très bas, le but c’est le milieu.

 Le travail en duo, comme le précisait Rafaël Lain lors de la première journée, impose des règles, une méthode. De quoi conclure que donc en fait, 100% de liberté c’est difficile et ce n’est pas vraiment de la liberté.

Il insiste sur la finalité qui prend souvent trop de place. Qu’une résidence ne soit pas basée sur la production lui semble primordial, afin de se concentrer seulement sur le processus de recherche : « Il faut arrêter avec les deadlines ! » Il fait même le parallèle avec le nombre de jours de congés en France, et l’appréciation du temps libre.

Quand j’ai dit à mes collègues : « Je vais à Ohara aujourd’hui », ils m’ont répondu : « Tu as le temps ? Tu dois rester ici et finir ». Mais je pense que c’est une bonne opportunité aujourd’hui.

Au shokudô du Satonoeki, le choix se porte surtout sur les zenzai pour se réchauffer et alimenter les conversations sur le cadre de vie et les projets. Puis l’on reprend la route. Takeshi Ise raconte alors qu’il aimerait vivre ici. Il vient souvent, passer de longs moments dans les temples par exemple, pour réfléchir, se ressourcer. En regardant les montagnes boisées qui dessinent l’horizon, il me parle de l’émotion des artistes avec qui il collabore. C’est très impressionnant pour lui de les accueillir dans la forêt parce qu’ils ressentent beaucoup d’émotions. Ce sont des moments très particuliers.

Nous les scientifiques, nous avons une façon de voir la forêt, les artistes en ont une autre. Cette différence nous enrichit mutuellement, et cela est capital pour mon travail.

Quand il est question de différences, c’est surtout la complémentarité des points de vue et des approches que l’on relève. Mais au-delà de cette notion capitale, ce sont surtout les préoccupations communes qui ont tissé, lors de cette journée, ces échanges : prendre le temps, attendre, respirer.

Le temps, justement, a glissé : il est 17h. Dans l’ambiance humide du jardin du Jakkoin, le son de la cloche que l’on frappe. Le lieu ferme, comme cette journée. On rejoint le point de départ du bus, la pluie s’intensifie, les pas s’accélèrent, les têtes s’inclinent. Le froid se fait sentir, et dans la chaleur du bus qui nous ramène vers la ville, les échanges s’éteignent. À l’ouest, le ciel est rouge.

 

Chercheurs :

Hirohide Kobayashi
Professeur associé, Département d’études environnementales globales
Architecte
Recherche et pratique pour l’environnement humain local

Takeshi Ise
Professeur associé, Centre de recherche et d’éducation des sciences de terrain
Responsable de la station de recherche de la forêt d’Ashiu
Simulation d’écosystèmes terrestres, cycle du carbone.

Teeranee Techasrivichien
Professeur assistant, Département de médecine.
Santé mondiale et socio-épidémiologie

 

Artistes :

Rafaël Lain & Angela Detanico
Plasticiens. Mêlant l’art, la poésie et le graphisme, ils mènent une recherche sur la traduction des mots en formes plastiques, sonores et visuelles.

Olivier Philipponneau et Raphaële Enjary
Graphistes. Ils collaborent autour des techniques de gravure sur bois. Ils ont publié plusieurs albums d’illustrations pour la jeunesse.

 

Rapporteur :

Arnaud Rodriguez est chargé de communication indépendant, spécialisé dans la conception éditoriale. Il est titulaire d’une maîtrise de chimie (Université de Poitiers) et d’un master 1 en communication (Celsa Paris-Sorbonne).

 

Organisateurs :

Kyoto University Research Administration Office (Asa Nakano, Ayako Fujieda, Tamaki Suzuki, Yoshimi Osawa.)

KURA a pour engagement de renforcer et faciliter la recherche à l’Université de Kyoto, et de créer de nouveaux réseaux entre le milieu universitaire, le secteur industriel et la société.

Villa Kujoyama (Christian Merlhiot, Marion Raimbeaux)

La Villa Kujoyama, créée en 1992, est l’un des cinq établissements de l’Institut français du Japon. C’est l’un des plus prestigieux programmes de résidence français à l’étranger ; c’est aussi la seule résidence de créateurs française en Asie.