23 jan Conférence de Michel Wasserman et Kunihiko Moriguchi ミッシェル・ワッセルマンと森口邦彦

  • 01_P1050138
  • 01_P1050140
  • 03_P1050144
  • 04_P1050145
  • 05_P1050158
  • 06_P1050163
  • 07_P1050174
  • 08_P1050180
  • 09_DSC_6521
  • 09_P1050183
  • 10_P1050189
  • 11_DSC_6536
  • 11_P1050191
  • 12_DSC_6539
  • 13_DSC_6541
  • 14_DSC_6545
  • 15_DSC_6551
  • 16_DSC_6558
  • 17_DSC_6565
  • 18_DSC_6572
  • 19_DSC_6588

En 2017, à l’occasion de ses 25 ans, la Villa Kujoyama présente une série d’événements retraçant les étapes du rapprochement intellectuel franco-japonais depuis le XXe siècle et le parcours des artistes en résidence depuis la création du programme en 1992.
Pour sa conférence inaugurale, la Villa Kujoyama invite Michel Wasserman et Kunihiko Moriguchi.

Michel Wasserman est écrivain et spécialiste de Paul Claudel. Il est le premier directeur de la Villa Kujoyama. Michel Wasserman, à travers une approche de l’œuvre de Kunihiko Moriguchi et de sa place de « patron » culturel et artistique de la ville de Kyoto, a décrit l’ambiance culturelle à la fin des années 80 qui présida à l’édification et aux premières années d’exercice de la Villa Kujoyama.

Kunihiko Moriguchi est artiste, Trésor national vivant et membre du Conseil d’orientation de la Villa Kujoyama. Kunihiko Moriguchi a évoqué sa formation artistique en France et les maîtres qui ont influencés son parcours. Il a présenté son œuvre picturale et la composition particulière de ses motifs pour le kimono et évoquera, enfin, sa participation à la création du Kyoto Art Center dont il fut le premier directeur, quelques années après l’ouverture de la Villa Kujoyama.

 

Trente ans après

Michel Wasserman

Je suis arrivé à Kyoto en 1986, ce n’est pas hier. Et pourtant j’avais déjà une vie japonaise derrière moi. À Tokyo. J’y avais enseigné comme jeune professeur à l’Université des Langues étrangères et à l’Université des Arts, Geidai, qui tient lieu à la fois d’École des Beaux-Arts et de Conservatoire de Musique, j’y avais poursuivi à la Maison franco-japonaise les recherches sur le théâtre traditionnel japonais qui m’avaient amené au Japon, et je venais de passer quatre ans à l’Institut franco-japonais de Tokyo comme professeur de littérature française, mon vrai métier à l’origine. J’avais commencé aussi à mettre en scène des opéras, d’abord avec mes anciens élèves du Conservatoire, puis avec les professionnels de l’Opéra de Chambre de Tokyo. C’est alors que l’on me proposa la direction de l’Institut franco-japonais du Kansai. Travailler à Kyoto apparaissait comme un rêve de japonisant, mais l’Institut n’avait pas bonne réputation : le bâtiment était fatigué et grisâtre, et les activités culturelles proches du néant. Quand je me rendis au Ministère des Affaires étrangères à Paris pour apprendre ce que l’on attendait de moi, plus que de l’Institut lui-même on me parla surtout d’un terrain situé sur les hauteurs de la ville, dans un lieu nommé Kujoyama qui avait abrité autrefois l’Institut originel, et que l’on venait de décider de réutiliser après un demi-siècle d’abandon, bien que l’on ne sache pas trop encore toutefois quelle mission attribuer au futur établissement. Quoi qu’il en soit on m’assurait que les amis japonais de la France que nous avions dans la région accepteraient vraisemblablement d’assurer le financement de la construction du nouvel équipement, et j’étais donc chargé de réfléchir à un contenu programmatique et à un programme architectural.

J’ai la mémoire des dates. J’ai pris mes fonctions à l’Institut de Kyoto le 21 septembre 1986. Il pleuvait. Je pénétrai dans un bâtiment qui me parut de fait en très mauvais état, dans ce gris sale que j’avais connu dans ma jeunesse à Paris avant que Malraux, ministre de la Culture du Général de Gaulle, ne se décide à rendre le nettoyage des façades obligatoire. L’intérieur n’était guère plus engageant. Le bâtiment sentait le moisi, et les seules taches de couleur étaient les seaux de plastique bleu ciel que l’on avait placés de loin en loin dans les couloirs pour recueillir l’eau de pluie qui suintait du toit-terrasse. À l’usage, je constatai avec effarement que des blocs de béton se détachaient du parapet et tombaient dans le jardin, une douzaine de mètres plus bas. J’ai gardé le double des photos que je pris alors pour mettre le Ministère devant ses responsabilités civiles. Elles sont éloquentes et presque inimaginables aujourd’hui. Je fus autorisé à faire effectuer les réparations les plus urgentes, mais il me fallut trois années de démarches réitérées auprès du Ministère pour obtenir le financement qui me permit de procéder en 1989 à la reprise complète de l’étanchéité et au ravalement du bâtiment. Les intérieurs durent quant à eux attendre la restauration de 2003.

À Kujoyama, qui au fil des années avait quasiment disparu de la mémoire même du Quai d’Orsay, l’ancien bâtiment avait dû être détruit cinq ans avant mon arrivée pour apaiser les craintes et la mauvaise humeur des riverains, qui en dénonçaient inlassablement la dégradation et la dangerosité. Je découvris donc un terrain non bâti envahi par une végétation exubérante, qui courait du nord au sud entre la pente de la montagne, à l’est, et à l’ouest un rideau d’arbres suffisamment épais pour cacher la ville que l’on ne pouvait que deviner en contrebas. Je connus l’une des grandes émotions de mon existence lorsque, me rendant un matin sur le site juste après le début des travaux de construction, soit début 91, je découvris avec stupéfaction le panorama de la ville, celui que l’on peut admirer aujourd’hui depuis la terrasse, puisqu’il avait fallu commencer par abattre les arbres qui obstruaient la vue pour entamer les travaux de consolidation du terrain et la construction de la tour-ascenseur. Dans les premiers mois qui avaient suivi mon arrivée, nous avions pris la décision de construire une résidence d’artistes (on parlait volontiers à l’époque de “Villa Médicis d’Asie”), le professeur Kato, de l’Université de Kyoto, qui avait déjà travaillé avec ses étudiants sur l’idée de la construction sur le site d’un centre culturel bis fut chargé des études architecturales, et, comme on me l’avait prédit au Quai, les partenaires de la France dans la région acceptèrent de ressusciter la méthode autrefois utilisée par Claudel pour édifier la Maison franco-japonaise de Tokyo et l’Institut franco-japonais du Kansai, c’est-à-dire qu’ils voulurent bien assumer la responsabilité financière de la construction du bâtiment (ce que Claudel appelait le “contenant”), à charge pour la puissance publique française d’assurer ensuite les frais de fonctionnement et de programmation (le “contenu”). Comme vous le savez, nous avons pu fonctionner ainsi pendant vingt ans, avant que l’administration française ne se décharge de la moitié environ de ses responsabilités financières sur une fondation privée. De la même manière, j’assurais depuis l’Institut la direction de la Villa, ce fut également le cas de mes nombreux successeurs. Ce n’est que depuis la réouverture de 2014 et la nomination de Christian Merlhiot, qui accomplit d’ailleurs avec conviction et compétence un travail remarquable, que la Villa est dotée d’une direction autonome.

L’Institut, qui fonctionnait assez convenablement comme école de langue, était du point de vue culturel un non-lieu, et je dus bâtir une programmation pratiquement à partir de zéro. Je prêtai la salle gratuitement à des musiciens, à charge pour eux de faire dans leurs programmes la part belle au répertoire français dans un pays qui relevait d’un siècle de colonisation musicale germanique. C’est avec l’un de ces interprètes, la violoniste Yuko Mori, qui donna chez nous fin 88 un récital Leclair, Franck, Beethoven et Debussy, que je devais créer en 1990 l’Académie de Musique française de Kyoto, qui combinait stage d’interprétation et concerts de musique de chambre confiés à des maîtres des Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique de Paris et de Lyon, et qui vous le savez s’est imposée dans le paysage musical japonais au point de connaître cette année sa vingt-septième édition. Pour le reste, à la recherche d’éléments de programmation en arts plastiques, je m’efforçai d’honorer la plupart des invitations que je recevais à des vernissages d’exposition, et c’est ainsi que le 25 octobre 1986, donc un mois à peine après mon arrivée, je me rendis au Musée d’Art moderne de la Préfecture de Shiga, soit il faut bien le dire pour un nouvel arrivant dans la région quelque chose comme le bout du monde, pour assister au vernissage de l’exposition de kimonos d’un maître du yûzen, Moriguchi Kako. Je n’avais, faut-il le dire, jamais assisté à une exposition dans ce domaine, et je fus totalement subjugué par ce que je découvris. Pour préparer cette causerie j’ai repris bien entendu le catalogue que j’ai précieusement conservé (comme tout ce qui touche d’ailleurs à la dynastie Moriguchi père et fils), et le temps qui a passé ne change rien au choc initialement éprouvé devant ce monde de splendeur, d’exigence fanatique de perfection et de perpétuel renouvellement. [Kako est toujours au plus près de la nature. Aucune de ses œuvres toutefois ne m’émeuvent plus que celles qui annoncent l’abstraction géométrique de son fils, telles La robe de plumes 羽衣, La source des fleurs 花の泉, Courant rapide 早流, Motif de diamant 菱模様. La parenté, à tous les sens du terme, entre les deux artistes est parfois hallucinante, Kunihiko étant toutefois toujours plus conceptuel là où son père demeure référentiel : Motif de chrysanthème 菊花文様 → Falaise fleurie 花崖, ou encore Visite おとづれ → Sables mouvants 流砂]. Je gardai pendant des années le poster de l’exposition de Shiga, un champ de chrysanthèmes jaunes se perdant dans le lointain, agrafé tant bien que mal aux poteaux de bois fatigués de la vieille maison de location que j’occupai après avoir quitté l’Institut, où j’ai été le dernier directeur à résider.

Au Musée de Shiga, une autre surprise m’attendait : c’est en effet à cette occasion que je rencontrai pour la première fois Kunihiko, si chaleureux, une qualité pas si courante à Kyoto, et dont la maîtrise du français me stupéfia. Nous nous liâmes rapidement d’une vive et inaltérable amitié, et nous nous retrouvâmes deux mois après à Paris, où Kunihiko exposait à la Galerie Jeanne Bucher des œuvres sur papier exécutées selon les mêmes techniques que celles qui présidaient à la peinture de kimono, mais semblaient tirer avec plus de radicalité encore que les œuvres sur tissu vers une sorte d’op art quintessencié, et ce au prix d’une impitoyable économie de moyens : l’artiste ne s’autorisait en effet pour faire apparaître en creux le motif que la ligne verticale dans les pièces sur fond blanc, et la ligne horizontale dans les œuvres sur fond cobalt.

Entre-temps, j’avais été contacté par les Services culturels de la Municipalité de Kyoto, qui préparaient une exposition parisienne sur la culture artistique de l’ancienne capitale, destinée à célébrer deux ans plus tard le trentième anniversaire du Pacte d’amitié entre Kyoto et Paris. Les responsables hésitaient entre une présentation dans un lieu prestigieux mais conventionnel, le Musée des Arts décoratifs, et un mode d’exposition courant au Japon mais tout-à-fait exceptionnel, sinon inédit en France (et qui à ce que je puis en juger l’est resté), l’utilisation des espaces d’un grand magasin certes emblématique, le vaisseau amiral des Galeries Lafayette, Boulevard Haussmann. C’est finalement ce dernier lieu qui fut retenu, et en rouvrant l’autre jour après tant d’années le catalogue de cette “Exposition Kyoto”, je ne fus pas sans m’émerveiller de ce qui, parmi une centaine d’œuvres toutes plus belles et plus significatives les unes que les autres, fut présenté aux Galeries durant cinq semaines d’avril et de mai 1988, et qui n’aurait certes pas déparé les espaces d’exposition d’un grand musée : [spectaculaire double paravent à six panneaux du Musée Hayashibara d’Okayama, saisissant l’ancienne capitale dans un instantané datant du début du dix-septième siècle, admirable palanquin de dame aux armes des Tokugawa, éventail de guerre ayant appartenu à Tokugawa Ieyasu, pot à eau de Nonomura Ninsei, costume de nô de l’école Kongô ].

Profitant de notre présence commune à Paris dans les derniers jours de 86, Kunihiko et moi nous étions rendus au Musée des Arts décoratifs, l’une des deux institutions alors envisagées pour accueillir l’exposition, et j’avais pu apprécier l’affection et le respect que les personnels dirigeants du Musée avaient pour ce jeune maître japonais, qui y avait poursuivi vingt ans auparavant ses études de design graphique, le domaine qu’il envisageait de faire le sien avant de prendre la décision sur les conseils, sinon l’injonction de Balthus, de rentrer au Japon pour travailler auprès de son père. Au Japon, Kunihiko n’était pas seulement un maître vénéré, qui allait, précédent absolu, être désigné en 2006 Trésor National du vivant même de son père qui l’était également : il jouait par ailleurs un rôle essentiel dans les instances nationales qui géraient l’actualité et le devenir des métiers d’art traditionnels, et c’est à lui que la Municipalité de Kyoto fit appel en 1994 pour présider le Comité chargé d’examiner les projets de renouveau artistique de la ville à la veille du vingt-et-unième siècle. Je venais quant à moi de quitter la direction de l’Institut (et donc de la Villa qui avait ouvert ses portes deux ans auparavant) pour prendre le poste d’enseignement que j’occupe toujours à l’heure actuelle à l’Université Ritsumeikan, et j’eus l’honneur et le bonheur d’être invité à faire partie de ce Comité. Plus que des séances de travail, j’ai surtout gardé le souvenir des discussions agréablement arrosées qui les suivaient dans le bar de l’ancien immeuble art déco du Journal Mainichi, “1928”, lui-même transformé en forum artistique face au Musée de la Culture de Kyoto qui venait d’ouvrir dans l’ancienne poste de Sanjô, ou encore dans la maison perdue dans la montagne d’un écrivain membre du Comité, enfumée par les grillades de gibier que nous y faisions cuire sur des braises. C’est alors que beaucoup des projets qui ont structuré depuis lors le renouveau de la vie artistique à Kyoto ont été adoptés, à commencer par le remodelage en centre d’art municipal de l’école primaire Meirin, un superbe monument art déco contraint à la fermeture comme d’autres établissements scolaires du centre-ville, du fait du dépeuplement des quartiers commerçants ou industriels. Kunihiko fut le premier Président de cet outil magnifique, qui mêlait espaces d’exposition, d’enseignement et de production artistique. Il avait apprécié, quelques mois avant l’ouverture en 2000 de cet équipement, une Voix Humaine de Poulenc que j’avais mise en scène au Kyoto Concert Hall avec Yumi Nara, une grande dame de la musique vocale contemporaine qui avait passé en France les années que j’avais vécues moi-même au Japon, suscitant notamment l’admiration de Messiaen. Courant 2001, Kunihiko nous passa commande pour le Kyoto Art Center d’un spectacle fondé sur le répertoire a capella que Yumi chantait en récital, et dont certaines pièces avaient été composées à son intention. Le Centre d’art disposait au rez-de chaussée d’un espace théâtral baptisé “open space” : il s’agissait d’un ancien gymnase dans lequel on avait creusé un puits de quinze mètres sur dix et d’un mètre de profondeur, autour duquel les spectateurs occupaient des gradins aménagés sur deux des côtés du quadrilatère. Le puits servait d’espace scénique principal, tandis qu’une galerie qui courait sur l’ensemble des quatre murs permettait si nécessaire d’enfermer le public dans l’action dramatique.

Le lieu était un merveilleux véhicule à l’imagination scénique, et nous l’eûmes à notre disposition huit jours pleins, un luxe inouï au Japon où il est souvent si difficile de disposer suffisamment des salles pour la préparation des spectacles. Nous pûmes donc monter à notre main cet opéra que nous baptisâmes Solo Voice, et où les pièces (de Berio, Cage, Matsudaira, Scelsi…), dans l’ordre où nous les avions assemblées, avaient fini par dessiner un argument, les diverses étapes de la vie et de l’amour d’une femme : liaison, trahison subie, désespoir proclamé puis surmonté. J’aime finir certains de mes spectacles sur un passage brutal au noir après le dernier accord, comme un couperet de guillotine. Là, diminuant au contraire progressivement la lumière, j’eus le privilège, sans doute sans précédent au théâtre lyrique, de pouvoir faire exécuter les dernières mesures de cet opéra sans accompagnement dans le noir absolu.

 

50 ans après

Moriguchi Kunihiko
Traduction : Corinne Atlan

En 1959 j’ai intégré le département de peinture japonaise de l’université municipale des beaux-arts de Kyoto, mais je me sentais assez mal à l’aise dans cette université où rien ne correspondait à mes aspirations : je ne m’intéressais pas aux frémissements d’avant-garde qui y avait cours, et ne prenais pas non plus une part active dans ces mouvements de contestation du traité de sécurité nippo-américain qui ont plongé le monde universitaire des années 60 dans le chaos. C’est ainsi que je me suis mis à fréquenter les cours du soir de l’Institut franco-japonais du Kansai pour étudier le français. L’occasion déterminante fut sans doute l’exposition sur « l’art français » présentant essentiellement des pièces du Louvre » que j’avais vue à Kyoto à l’automne 1959, toujours est-il que je me suis mis présenté à l’examen pour l’obtention d’une bourse d’étude du gouvernement français, que j’ai eu la chance de réussir. (C’était à l’époque le seul moyen d’aller étudier à l’étranger, et c’était aussi pour moi un rêve qui surpassait tous les autres). En août 1963, mon diplôme des Beaux-arts de Kyoto en poche, je me suis donc embarqué pour la France, à bord d’un navire appelé « Le Cambodge ».

Je suis entré à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, où j’ai passé la 2eme et 3eme année à étudier décoration intérieure et design mobilier, en lien avec l’architecture, avant de me spécialiser en design graphique en 4eme année. Ce qui était formidable dans l’enseignement de cette école, c’était la richesse des matières de base. Du lundi au samedi, les matinées étaient consacrées à réaliser des dessins au fusain, des copies d’œuvres du Louvre, ou encore des modelages de corps humain en argile. Echouer à présenter chaque mois ses réalisations pouvait faire obstacle au passage dans la classe supérieure : ce système d’enseignement, pour rigoureux qu’il fût, était également très stimulant. Les cours de modelage de statue en plâtre des professeurs Martin et Oricosse étaient ardus, mais cette formation m’a été fort utile par la suite pour réfléchir à la plastique des kimonos de yûzen, même si à l’époque j’étais loin d’avoir cette idée en tête. Dans mes cours de spécialisation, j’ai eu comme professeur Jean Widmer, dont le graphisme était directement hérité du Bauhaus, ou Adrien Frütiger, inventeur d’un jeu de typographie, à la pointe de la nouveuté à l’époque et adopté par IBM, si bien que l’enseignement que j’ai reçu à l’ENSAD forme aujourd’hui encore le socle de mon travail plastique.

Après avoir obtenu mon diplôme en juillet 1966, j’ai téléphoné à Balthus, qui était alors directeur de l’Académie de France à Rome, autrement dit la Villa Médicis, et lui ai demandé de me servir de garant dans le cadre d’un emploi en France que l’on m’avait proposé officieusement. Balthus m’a aussitôt invité à le rejoindre à Rome et c’est ainsi que j’ai séjourné six mois à la Villa Médicis, après quoi, au lieu de rester travailler en France, je suis rentré au Japon sur la suggestion de Balthus, qui m’avait dit ces mots : «  Quand on a un pays où retourner, il faut rentrer chez soi et trouver sa voie au sein de sa propre culture. » Balthus aimait beaucoup les créations de yûzen de mon père, Kakô Moriguchi, et il m’a convaincu de rentrer au Japon pour prendre sa suite. Je suis rentré fin décembre 66, et dès janvier 67 j’ai commencé mon apprentissage.

Ma formation dans l’atelier de mon père a débuté par l’étude de cette « forme » appelée kimono, et des « techniques » traditionnelles qui s’y rattachent, mais l’un comme l’autre étaient des domaines d’une telle amplitude, d’une telle variété, que j’ai éprouvé en entrant dans ce monde nouveau une tension qui à ce jour reste inoubliable. Bien entendu, je n’étais pas encore capable de réaliser ce que je voulais, mais j’ai pourtant commencé à créer tout de suite mes propres œuvres. (j’y ai été autorisé parce que j’étais le fils du maître, et que je commençais ma formation avec presque dix années de retard par rapport à l’âge classique d’entrée en apprentissage comme disciple dans un atelier.) Il m’a fallu réfléchir à la réalisation de dessins en accord avec mes compétences dans ce métier, autrement dit des dessins palliant mon manque de maturité technique. Je ne possédais pas l’habileté technique qui m’aurait permis d’imiter les chefs-d’œuvre des maîtres passés, mais je n’en avais pas non plus le désir, si bien que ce qui émergeait sous ma main étaient des motifs encore jamais vus dans le monde du Yûzen.

Les kimonos teints selon la technique du yûzen sont des vêtements d’apparat, destinés à des occasions spéciales où les femmes veulent porter une tenue mettant leur féminité en valeur. Le yûzen a une longue histoire, puisqu’il est né sous Edo (1603-1868). On a d’ailleurs donné aux différents motifs créés au fur et à mesure des époques, comme s’ils étaient en avance sur leur temps ou peut-être simplement témoins de leur temps, les noms des ères qui les ont vu naître, telles Jôkyô, Genroku( fin 17e), Shôtoku, (début 18e) Bunka, Bunsei ( début 19e). Il nous reste de nombreux chefs-d’œuvre datant de cette époque grâce au monde de l’édition qui était alors particulièrement florissant au Japon (gravures, estampes) et ils restent une source sans fin d’enseignements divers. Pour autant, il ne s’agit pas pour nous, successeurs de ces artistes des temps passés, de les imiter, mais plutôt d’orienter notre recherche vers ce qu’ils n’avaient pas encore créé.

Le modèle contemporain le plus proche de moi en matière de technique de yûzen et de ses motifs, était mon père. Comme je le voyais poursuivre en permanence sous mes yeux une recherche expressive aussi hardie que raffinée et pleine d’esprit, et qu’en outre sa technique était d’un niveau remarquable, il était impensable pour moi de songer à l’imiter. Mon plus cher souhait (et ne vous méprenez pas, je le dis sans aucune arrogance) était de découvrir, ou plutôt de développer, car je savais que ce monde existait, un monde propre à moi-même, un monde où mon père ne m’avait pas précédé. Il me semblait que c’était là précisément ce que signifiait «être l’héritier d’une tradition ». C’est ainsi que ma première œuvre, le kimono peint intitulé « Lumière » (Hikari), réalisé avec une technique encore inexpérimentée fut sélectionné pour la quatorzième Exposition d’arts traditionnels du Japon.

J’ai donc fait mes débuts comme peintre sur kimono à l’Exposition annuelle d’arts traditionnels du Japonais, où j’ai beaucoup appris, et reçu beaucoup d’encouragements qui m’ont aidé à développer mon propre monde original. L’Exposition d’arts traditionnels du Japon, qui continue aujourd’hui encore à se dérouler chaque année de l’automne au printemps de l’année suivante à travers tout le pays, dans onze lieux différents, a lieu sur concours, en conformité avec la loi de Protection des biens culturels promulguée en 1950, et seules y participent des œuvres sélectionnées par un jury très rigoureux.

J’ai dès lors été convaincu que je pouvais trouver mon utilité au sein de cette tradition et en même temps développer un talent qui m’était propre à travers des kimonos que j’étais seul à pouvoir créer (ou plus exactement les seuls que je pouvais réaliser.) J’ai ensuite continué à participer régulièrement au concours de l’Exposition d’arts traditionnels du Japon. Cela m’a valu d’obtenir tôt dans ma vie un certain nombre de prix qui ont renforcé ma détermination à poursuivre dans cette direction.

Depuis un lointain passé, le yûzen a été un ornement de la vie japonaise, qui a apporté de grandes satisfactions aussi bien à celles qui portaient ces kimonos qu’à leur famille, et ont été créés en ayant à l’esprit le bonheur de ceux qui les porteraient. Il y avait une forte tendance dans le savoir-faire d’alors à mettre l’accent sur l’expression picturale du vêtement à plat. Toutefois, la beauté des dessins et  la beauté que confère le kimono à celle qui le porte sont deux choses différentes. Il me semblait pour ma part que le rôle que devait d’abord remplir les motifs du yûzen était d’accompagner un corps en relief, de se fondre  avec lui, d’être en relation avec les poses qu’il prend, les gestes qu’il effectue. Cette idée a été le point de départ de mes créations, mais également ma base de travail. Je réalise mes kimonos en deux dimensions, mais quand je conçois un projet, je fais toujours mentalement des allers et venues entre une troisième et une quatrième dimension.

Le processus de conception de départ ne fait qu’un pour moi avec le processus de réalisation. Les différents techniques du yûzen, shiroage, sekidashi ( recouvrir certaines parties de pâte de riz), itomesen-age, makinori (pâte de riz + poudre de zinc séchée puis saupoudrée sur le tissu), jinuki (technique de réserve) etc., ont chacune un expressivité propre, que j’ai appris à combiner par moi-même. Mais il ne s’agit pas de tirer vanité de la technique : elle est uniquement au service du dessin, c’est là pour moi un point capital.

La beauté d’un kimono de yûzen, cependant n’est pas complète au moment de sa réalisation, mais seulement quand il est porté par une femme, autrement dit quand il interagit avec la personnalité de celle qui le porte, qu’il s’adapte à elle. Il échappe alors à son créateur et accomplit une métamorphose, car c’est celle qui le porte qui devient créatrice à son tour en lui donnant sa véritable expression. Idéalement, si le kimono remplit vraiment son rôle, ce n’est ni sa couleur ni ses motifs qui resteront dans la mémoire de ceux qui auront rencontré la femme qui le porte : ils garderont simplement l’impression d’avoir « passé un moment agréable avec une très belle personne ».

En outre, si ce kimono, après avoir rempli cette fonction, a la chance d’endosser un nouveau rôle dans la vitrine d’un musée, il deviendra alors l’objet des regards en tant qu’univers de couleur et de forme nées de techniques particulières, ou encore en tant qu’ « œuvre d’art » pleine d’une puissance évocatrice, permettant d’imaginer des personnages, des histoires, liées à ce kimono. Je ne crois pas qu’il existe dans le domaine plastique d’autre objet doté à la fois d’une telle vigueur et d’une telle capacité d’adaptation.